Deux maris sinon rien
EAN13
9782352886976
Éditeur
City éditions
Date de publication
Langue
français
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Deux maris sinon rien

City éditions

Livre numérique

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**Extrait**


1\. Tomorrow is a Long Time
(Demain, c 'est si loin)



_Dimanche 9 mai 2004_

**BELLA**

-- D'accord ? Je t'appelle demain, Amelie. Ça va aller, promis ?
-- Oui, repond la jeune femme en soupirant.
Sa voix n'a rien de rassurant.
Je presse le bouton rouge du combine, raccroche au nez de ma belle amie. Et me
retrouve accablee par le chagrin, terrassee par un sentiment d'inutilite
totale. La souffrance est une chose si intime. Elle souille tout ce qu'elle
touche et dresse de hauts murs invisibles entre soi et les autres. Je devrais
le savoir : ma mere est morte d'un cancer quand j'avais neuf ans. Depuis, pas
un jour ne s'est ecoule sans que je me sente trahie. J'aurais tellement voulu
dire a Amelie des paroles sensees, apaisantes, reconfortants, sinceres - mais
je n'ai pas pu. Cela fait presque dix mois que j'essaye de trouver ces mots. À
croire qu'ils n'existent pas. Avec un soupir de frustration, je serre les
poings et me frotte mes yeux. Quand le telephone a sonne, je venais de
terminer ma gymnastique du soir : travail des muscles du plancher pelvien et
huit series d'abdominaux enchainees en serrant les dents. J'etais en train de
nettoyer, tonifier et hydrater mon visage mais, a present, je n'ai plus la
force de continuer. Tout ces soins me semblent si vains, si absurdes, compares
a la douleur d'Amelie.
On prend tellement de risques quand on aime.
Je regarde mon mari, Philip, qui s'est endormi pendant que j'etais au
telephone, un exemplaire de _The Economist_ entre les mains. J 'allume ma
lampe de chevet, eteins le plafonnier, lui retire le magazine des mains et
depose un baiser sur son front. Je l'aime encore plus quand je viens de
discuter avec mon amie veuve. Le chagrin nous rend egoistes. J'aimerais ne
plus penser, chaque fois que j'ai parle avec Amelie, « Dieu merci, il est
encore la », mais je me le dis toujours. Sans doute ne suis-je pas une
personne aussi gentille que je me l'imagine.
Je me blottis contre Phil, contre la masse de son corps muscle. Ma respiration
ralentit doucement et les martelements de mon coeur se font moins furieux dans
ma poitrine. Pendant ma discussion avec Amelie, il battait si fort… J'avais
l'impression qu'il cherchait a s'echapper.
Souvent, j'ai l'impression que mon coeur a envie de s'echapper.
Avec Philip, je me sens en securite. Il a neuf ans de plus que moi, et ça doit
certainement jouer. C'est un homme gentil, respectueux et reflechi, meme apres
l'amour. Les types avec qui je sortais avant Philip ne pouvaient pas en dire
autant - y compris avant l'amour. Nous nous sommes rencontres il y a presque
deux ans et demi. J'etais serveuse dans un bar - oui, comme dans cette chanson
de Human League dont je me souviens a peine mais que Philip adore. Anecdote
amusante a sortir pendant un diner, certes, mais croyez-moi, la vie d'une
serveuse de bar est plutot lugubre. Philip est l'un des traders les mieux
cotes de la City et, bien que cette activite reste un mystere pour moi, je
sais qu'elle lui vaut de toucher chaque mois un salaire indecent. Il a pris
d'assaut ma vie avec l'arsenal habituel de cadeaux, de diners dans des
restaurants chics, de lingerie coquine (enveloppee dans du papier de soie et
discretement glissee dans un sac en carton), allant meme parfois jusqu'a
degoter le CD ou le livre qui me rappelaient tant de souvenirs…
À cela s'ajoutait toute une panoplie de nouveaux atouts : Philip est un
adulte, il s'enflamme en parlant stock-options, plans de retraite et
dividendes comme d'autres se passionnent pour le football, leur PlayStation ou
les marques de biere. Il se souvient de choses que j'oublie, comme par exemple
deposer au controle technique ce tas de ferraille qui me sert de voiture ou
renouveler mon assurance habitation. C'est ce cote debrouillard qui m'a
completement fait craquer.
À l'epoque ou nos chemins se sont croises, j'etais ce qu'il est convenu
d'appeler une veritable epave. La chose qui me definissait le mieux devait
etre mon decouvert, et l'homme avec qui j'entretenais ma relation la plus
intense etait mon banquier. D'ailleurs, j'y pense, je n'ai jamais rencontre
mon banquier en vrai. Par consequent, l'homme avec qui j'entretenais ma
relation la plus intense etait la fille du Service clientele (probablement
situe a New Delhi) que j'appelais regulierement pour lui expliquer mes
derniers malheurs.
Ce n'est pas que je claquais tout mon fric en vetements griffes ou en produits
de beaute ruineux. Je ne possedais pas grand-chose : ni voiture tape-a-l'oeil,
ni appartement. Pas meme une collection de chaussures. Difficile a croire
quand on sait que toute une generation de femmes elevee a _Sex and The City_
et a _Friends_ sont convaincues que poss eder une collection mortelle de
chaussures ou de robes, c'est vraiment… eh bien, mortel.
Ce n'est pas non plus que j'etais paresseuse. Depuis l'obtention d'un tres
banal diplome universitaire, j'ai travaille presque tous les jours. Le
probleme, c'est que je n'ai jamais fait preuve de beaucoup de coherence dans
mon plan de carriere. Je me suis retrouvee au bas de l'echelle de nombreux
metiers, mais je n'en ai jamais gravi les echelons tres haut. Le probleme,
c'est que je ne sais pas ce que je veux faire, encore moins ce que je veux
etre. Voyons les choses de maniere positive : au terme de toutes ces annees,
je sais que je ne veux pas etre comptable (trop d'examens a passer), ni
banquier (costume-cravate, pas mon truc), ni calligraphe (de toutes façons, le
secteur n'embauche pas des masses), ni dentiste (passer ses journees dans la
bouche d'inconnus… beurk !), ni bosser dans les relations publiques, et encore
moins dans l'industrie de la musique. Le metier ideal continue d'etre, a mes
yeux, responsable du rayon chocolat chez Harrod's mais l'opportunite ne s'est
encore jamais presentee.
À vrai dire, plus les annees passent, plus les opportunites se font rares.
Quand on sort de fac, s'inscrire a un programme de formation professionnelle
et etre incapable de le mener a terme reste dans le domaine de l'acceptable.
Mais apres plusieurs annees d'echecs repetes a toute forme de programme de
formation professionnelle, les recruteurs potentiels commencent a percevoir -
a raison - l'etendue de mon incapacite a m'impliquer dans la vie active.
Je sortais avec Philip depuis dix-neuf mois quand il me posa la question -
bon, arrondissons a deux ans, ça me semble plus… approprie. En realite, il ne
m'a pas vraiment pose la question : elle lui a echappe, dans un moment tres
peu « Philip ». Si j'etais d'un temperament joueur, j'aurais parie que Phil
etait le genre d'homme a faire sa demande en mariage au restaurant, ou dans un
lieu symbolique, ou devant un coucher de soleil. J'aurais parie qu'il aurait
achete a l'avance une bague, aurait pose un genou a terre et recite de memoire
un petit discours pour me demander si j'acceptais de lui faire l'honneur…
etc., etc. Au lieu de quoi il s'est mis a brailler, pour couvrir le bruit des
robinets (il portait des gants en caoutchouc a ce moment-la), quelque chose
comme : « Eh, miss catastrophe ! On ferait mieux de se marier pour limiter la
casse, non ? »
Quelle fille resisterait a ça ?...
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