En glanant dans les champs désolés
EAN13
9791026711995
Éditeur
Champ Vallon
Date de publication
Collection
Recueil
Langue
français
Langue d'origine
français
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En glanant dans les champs désolés

Champ Vallon

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Zoneur Apollinaire et Marot ont zoné Dans des temps plus vivants et plus
tragiques, Mais le principe est constant et unique, Car toujours et partout il
n’y a qu’un seul zonage : Et il fut arrêté, bien avant ma naissance, Qu’à
travers tant d’années et tant d’espaces La peine de ma vie serait que je
zonasse. Je suis né pauvre et nu, ce qui est très courant, Mais je me suis
trouvé sans langue ni pays, Sans troupeau, sans berger, et sans ami, Et ainsi
j’ai zoné à travers mon enfance. Dans ce désert je ne voyais de beau Que les
arbres, les fleurs, les animaux : Je trouvais des attraits à chaque créature,
Que j’aimais sans égard à sa race ou son âge ; Certains des animaux parlaient
beaucoup, Mais je n’ai jamais pu apprendre leur langage. Il y avait aussi
l’eau : la mer, un lac; Le vent qui surgissait de son absence ; La terre où
mourait en hiver La chair d’Adam avec son odeur vive, Ressuscitant sous une
pluie d’avril ; J’ai découvert la flamme dans la nuit Qui dévoilait le secret
des ténèbres, L’aube qui rappelait la vie et le ciel bleu, Et il y avait
surtout le nom de Dieu, Aussi réel que mes mains ou mes pieds, Présent partout
dans le monde et en moi. Cette présence était la preuve, pour toujours, De
l’existence de l’amour, Mais il était lointain, caché, ou invisible, Une
réalité ou passée ou future. Je suis parti alors zoner ailleurs. Me voici à
Munich sur les bords de l’Isar, Un pré vert, des moutons, et une fille blonde
: On ne pourrait songer scène plus bucolique : Mais le poids de la mort est
ici si immense Que tout se dessèche et se pense, Le grand saule pleureur tout
comme mon désir. Me voici à Florence où tombe de la neige Qui reste blanche,
et ne devient pas beige, Car ce jour-là la grève est générale ; Près du pont,
dans la rue, et malgré les frimas, Je drague sans succès une très belle fille,
Mais mon échec n’a rien de vraiment étonnant : J’opère en italien, que je ne
parle pas. Et à Prague une nuit au bord de l’eau Je vis un moment hors du
temps, Et cette nuit, parce qu’inaccomplie, Sera toujours dans mon présent.
Deux lycéens, à Barcelone, Dans un café sur la Rambla: L’un est un ange blond
qui veut savoir Quel élément peut transformer Un tas de mots en un poème, Et
il n’est pas surpris, tandis que je m’étonne, Lorsque je lui réponds que c’est
la grâce ; L’autre, blouson de cuir, est anarchiste, Et je comprends, une fois
et pour toutes, Que malgré les leçons qu’on me donne à Paris, Jamais je ne
serai un fiable atticiste : Je deviens un peu sage avec ces deux enfants, Et
tout cela se passe en catalan. Me voici à Venise en plein hiver, À Saint-
François-du-désert, chez les moines. Fra Rafaello discute avec un paon, Et je
me vois déjà en franciscain. Je suis entré dans un autre ordre, Plus ordonné,
et peut-être aussi beau : Je fais des films et j’écris quelques livres ; Mais
sans comprendre leur latin Il m’arrive parfois de parler aux oiseaux – Le plus
souvent en grec ancien. Me voici dans la nuit palermitaine, Sous la conduite
d’un guépard, Qui me fait voir des fantômes en peine, De splendides palais
dont la voix pleure, La lumière sans feu des ex-voto, Et même un assassin avec
un grand couteau. Un blond mystère sort du brouillard de Ferrare, Dans une
perspective hallucinante, Et je crois voir Angélique ou Clorinde: Mais je
garde pour moi ces références, Heureux de parler mieux maintenant l’italien –
Et cela marche mieux en effet qu’à Florence. Me voici sur les rues en pente
d’Urbino, Un corps urbain vivant, vêtu de ses murailles, Et ceint d’un diadème
éclatant de collines. Sur la hauteur en face, à San Bernardino, Je me laisse
emporter sous la coupole, Et il ne reste plus que la force des formes : La
musique de pierre où descendent des anges. Et puis le soir, dedans les murs,
Le cœur chauffé de grappe en série, Pour m’expliquer je hurle aux anges Non
sono ubriaco, son francese, Un Francese non è mai ubriaco! À mon réveil je
suis bien aise De constater, ceci sans contredit, Que ma gueule de bois est
bien française. Me voici dans Paris, la ville-heaume, Qui coiffe bien cette
tournée des zones. Paris, le grand klaxon, la mère des poubelles, Paris plus
doux que cent pucelles, Paris, aux maisons qui se penchent, Ou qui dansent
plutôt, et se déhanchent, Sans que leurs murs soient victimes d’un schisme, Et
cela nonobstant les lois de l’atticisme. Paris est mon pays, ma terre, Même si
ma maison n’est qu’une chambre. Paris est une langue, et j’y ai pris racine,
Comme la vigne au flanc de la colline, Et c’est le ciel où apparaît le signe –
N’ayant aucun rapport avec le trou d’ozone – Qui parle d’une voix lumineuse et
muette ; Mais même là, dans mon pays, je zone. L’amour est un château où je
suis enfermé Comme dans un cachot où souffle la lumière. Si je suis seul, j’ai
connu plusieurs femmes Qui sont la femme, origine du monde, Enfant de l’homme,
et son tombeau, Où il reçoit la vie nouvelle. L’amour conduit toujours vers
d’autres mondes : Dans celui-ci les époux sont amis, Car désirer c’est prendre
et aimer c’est donner, Et la passion conduit à son propre néant. L’amitié est
un don qui dépasse les êtres Qu’elle remplit, et qui croient l’inventer, Car
c’est une harmonie qui crée la ressemblance, Et qui dresse un miroir entre les
différences, Faisant que chacun vit lui-même et son contraire. La liberté
n’existe qu’en soi-même, L’égalité n’existe qu’entre égaux, Mais la fraternité
n’a pas d’espace, Il sort d’un cercle avec le vent, Et c’est un nom, peut-
être, de la grâce. L’amitié a été mon unique richesse, Qui m’a permis de zoner
en Crésus : Ni les années, ni les chemins, Ni même le rideau opaque de la mort
N’ont jamais pu briser l’invisible miroir, Infranchissable mur, mais tout en
ouvertures, Qui jette sa clarté d’un côté et de l’autre, Et qui, liant entre
eux les amis des amis Fait exister entre les mers Le royaume sans roi de la
fraternité ; Et même dans ce temps où s’ouvre ma vieillesse, Et où la caméra
positive et mystique M’a conduit jusqu’au bord de la terre promise, J’ai connu
le mystère insondable et concret De la gémellité cinématographique. Depuis
longtemps un homme, et presque un vieux, Je n’ai jamais quitté le jardin de
l’enfance, Jardin pierreux et envahi de ronces D’où est parti le chemin de la
zone, Mais où se trouve aussi ce qui ne change pas, Les noms muets qui
demandent le son Que j’ai cherché, et qui seront Tout ce que je serai quand je
ne serai plus. Et chaque fois que mon regard rencontre Ce clos borné de ciel
dans les yeux d’un enfant, Je trouve l’infini d’une zone déserte, Et le nom de
l’enfant que je n’ai jamais eu, Et le chemin certain qui mène à Dieu. La zone
de Paris était une muraille Qui n’a jamais arrêté l’ennemi, C’était un terrain
vague en forme de deux panses, Où vivotaient l’armée de ventres-creux ; Et
aujourd’hui, après bien des métamorphoses, C’est un serpent de bagnolasses,
Crachant la mort et suintant la bêtise, Mais c’est aussi la borne où Paris
prend naissance, Où il reçoit son nom et sa substance, D’où on part d’un enfer
sans corps ni âmes Pour atteindre les tours de Notre-Dame, Et c’est là, en
zonant, que j’ai trouvé la voie Qui, passant par la gâte terre, M’a amené au
jardin de la joie. Car rien ne naît ailleurs qu’en son absence, Et sans la
zone, il n’y aurait pas de joie : C’est elle que je cherche au bord de ce
canal Où stagne et croupit l’eau du siècle, C’est elle que je chasse à travers
ce champ vain Semé de pneus crevés et d’épaves de fer, Et c’est elle qui
blanche, éclate dans la nuit, Ouvrant l’écluse et libérant le champ, Brisant
les boucliers de la Raison, qui fusent, Créant une coulée de vie dans son
essence, Protégée par la voix qui prononce son nom ! C’est la joie qui surgit
chaque matin Devant la feuille où j’ordonne des sons Qui, incarnés,
deviendront la parole, C’est la joie qui parcourt l’équipe de tournage Quand
devenu un mouvement du vent Son alchimie transmue la parole en image, Et c’est
la joie qui fait trembler les pins Entre les taches bleues du ciel, Et qui
remplit de mystère un regard Où passé et futur deviennent le présent, Et qui
répond à la souffrance Par le sourire d’un enfant ; C’est pour la joie qui
crée l’être dans le néant, Remplissant de son feu la nuit obscur...
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