Émilienne Malfatto que l'on a découverte avec l'excellent Que sur toi se lamente le tigre, revient dans un roman très court, elliptique, très beau. D'ailleurs est-ce un roman, de la poésie, tant les deux se mélangent ? Chaque chapitre s'ouvre avec un texte en italique, les pensées du colonel, un poème en prose, dans lequel il s'adresse à ceux qu'il a torturés et qui à leur tour le torturent : le persécuteur persécuté. Souvent il aborde la guerre, la mort donnée en son nom et les honneurs liés :
"après la guerre après les Hommes-poissons les
marécages
il n'y avait que le silence
et les médailles les décorations accrochées sur
les poitrines que les âmes
avaient désertées
du clinquant du doré sur une poitrine vide
ça fait joli mais ça sonne creux" (p.59)
En peu de mots, Émilienne Malfatto brosse un portrait juste et dense, profond ; on sent les émotions, les peurs et angoisses du colonel, la folie qui s'empare du général. Cent-dix pages dans lesquelles l'homme change, la Ville et la Reconquête itou. Et l'on se prend à rêver d'un monde où les hommes cesseraient d'ambitionner le pouvoir à tout prix même celui de la guerre.
Très beau texte, original dans le fond et la forme. Une autrice qui excelle dans les romans courts et denses, qui cultive un style très personnel, tout ce que j'aime.
Ce livre, paru en 1957 fit l'objet d'une première traduction et parution en français sous un autre titre A corps et à crimes. Traquenoir est une nouvelle traduction, sans doute plus fidèle au texte d'origine selon Roger Martin dans la préface très instructive qui décrit l'auteur et ses convictions anti-racistes, progressistes et pacifistes et son œuvre assez méconnue en France, ce qui est fort dommage ! Ed Lacy est l'un des pseudonymes de Leonard Zinberg (1911-1968), écrivain blanc, "juif, non-croyant, communiste, marié à une Noire et père adoptif d'une petite fille, noire elle-aussi" (p.8). Il crée avec ce titre un personnage de détective noir.
Je me suis régalé dans ce polar qui nous plonge dans cette Amérique raciste, ségrégationniste et mccarthyste. Ed Lacy a fait de son héros un type pas banal : privé certes et souvent désargenté, comme il se doit, mais fidèle à son amie Sybil -il refuse les avances des autres femmes- ; il roule en jaguar, porte des costumes et chemises de valeur. Atypique dans le monde du polar.
La critique de la société américaine de l'époque est très présente : la ségrégation bien sûr, la pauvreté et pas seulement celle des noirs, les emplois royalement laissés aux noirs dans l'administration pour leur laisser croire à une intégration dans la société, comme postier par exemple -poste qu'occupera Ed Lacy tout en continuant à écrire-, la violence ou tout au moins la suspicion des policiers envers toute personne noire, les débuts d'une certaine téléréalité... Tout cela en contexte d'une intrigue bien fichue et bien menée, qui, encore de nos jours, et malgré des milliers de romans policiers parus, tient le lecteur jusqu'au bout.
Ed Lacy, va au plus court ne s’embarrasse pas de détails inutiles comme certains le font maintenant pour arriver à des pavés de 500 pages voire davantage. Et on ne rate rien, comme cet exemple que prend Roger Martin dans sa préface pour décrire la petite amie de l'homme que Touie suit : "on lui donnait dix-neuf ans et son teint pâle, ses yeux cernés, étaient ceux des petits Blancs de la campagne qui n'ont pas mangé à leur faim étant gosses." Voilà, on a une image assez précise de la jeune fille, plutôt que d'en faire des caisses sur son enfance malheureuse...
Reste à espérer que d'autres traductions des livres d'Ed Lacy suivront, car comment résister à un auteur dont le livre débute par ces phrases :
"Je finis par arriver à Bingston. Une petite ville du sud de l'Ohio, d'environ deux mille habitants, dont on a fait le tour en trois minutes. Une seule me suffit pour comprendre que j'avais commis une erreur en y venant." (p.19)
Manfred Fürbringer, ingénieur allemand, qui fut, au sortir de la guerre, un atout pour les Russes et les Américains qui se le sont disputés, est désormais intéressant pour Israël qui le kidnappe pour qu'il puisse entrer en contact avec d'anciens dignitaires nazis. Ensuite, ceux-ci seront exfiltrés d'Argentine et jugés en Israël.
Troisième et ultime tome de cette trilogie au scénario signé Franck Giroud et Laurent Galandon tandis que Olivier Martin dessine. Après L'agence et Le comité.
Et le panier de crabes des espions de tous les pays s'étend au Mossad particulièrement efficace quelques années après la guerre. Et dans ce tome, encore, il y a des retournements de situations, des imprévus, des couacs, des dommages collatéraux : on ne fait pas d'espionnage avec des bons sentiments, surtout lorsqu'il s'agit de traquer d'anciens nazis. Très rapide, vif, ce tome clôt une trilogie particulièrement intéressante et bien menée.
Dans tous les opus de la série, il y a des femmes fortes, qui souvent mènent les actions ou en sont des rouages essentiels, histoire de ne pas laisser la place uniquement aux hommes. Elles ne sont ni mieux ni pires que leurs collègues masculins, elles font leur job, même si certains aspects les rebutent particulièrement.
Bref, une trilogie d'espionnage bien faite, bien construite, digne des romans ou films du genre, qui réserve pas mal de surprises.
La guerre invisible
Le comité
Le comité
2
De Laurent Galandon, Frank Giroud
Illustrations de Olivier Martin
Rue de Sèvres
1951, La CIA a réussi à faire de Manfred Fürbringer, un scientifique reconnu, mais aussi nazi, un allié. Il est désormais installé dans une base et travaille pour les Etats-Unis. Mais les Russes n'ont pas dit leur dernier mot et cherchent à faire de l'ingénieur un agent double. Ils font entrer au sein du Redstone Arsenal, le lieu où sont développés les premiers missiles balistiques américains, une taupe chargée de prendre contact avec Fürbringer.
Au scénario de Franck Giroud, décédé avant la parution de l'album a été associé Laurent Galandon pour ce deuxième tome, et c'est toujours Olivier Martin au dessin. Suite de L'agence et toujours pas mal de rebondissements, de chausse-trappes, de pièges, de retournements de situation. Lorsque l'on croit que ça va se dérouler tranquillement, il y a un grain de sable dans les rouages qui change la donne. Cette fois-ci ce sont les services secrets russes qui sont mis en avant et qui bâtissent un piège machiavélique. Les espions sont agents doubles ou triples, on pourrait s'y perdre, ce qui n'est pas le cas, tant le scénario est bien construit.
C'est une histoire d'espionnage dans la pure tradition avec ses coups bas, ses procédés tordus qui ne s'embarrassent pas des vies humaines, il y a quelques dommages collatéraux. Très bonne série au dessin clair et vif, qui colle parfaitement et renforce même le trouble, l'acharnement et l'aveuglement des uns et des autres.
Cinquième livre des jeunes éditions Perspective cavalière et encore une fois, un genre différent, beaucoup plus oralisé, une écriture libérée, vive et familière sans être vulgaire, courante. La couverture signée Christophe Merlin est très belle : Roni, en déplacement loge dans des guesthouses pendant qu'Eliot est à l'hôtel lorsqu'ils sont au même endroit au m^me moment.
Je disais donc que c'est un récit libéré, celui d'un homme amoureux d'un autre homme et qui ne parvient ni à le lui dire ni à vraiment savoir si l'autre est attiré par lui voire s'il est homosexuel. La quête de l'être aimé, qu'il soit homme ou femme, passe par les mêmes affres, les mêmes souffrances et douleurs lorsqu'elle n'est pas payée en retour. Roni en fait l'expérience
C'est aussi le roman d'un homme qui veut devenir écrivain, qui fréquente les festivals, qui pense qu'il n'est pas à la hauteur et que son premier livre est une supercherie. Il oscille entre découragement, envie de s'y remettre. Il découvre la vie anglaise lors d'un séjour pour parler de son livre, ce qui donne lieu à des scènes assez drôles, notamment autour des repas : un rôti de cerf pour lequel il demande si c'est légal, il avait compris du serf... Puis une réflexion s'ensuit : "Si je devais manger de la chair humaine, pas question que ce soit du serf ! La viande de serf doit être dure et difficile à mastiquer. Pas très riche en vitamines et en nutriments non plus. Un concentré de fatigue après le labeur quotidien. Une peau trop brune, qui sent la brûlure du soleil. Si je devais manger de la chair humaine, autant opter pour de grands consommateurs de fromage ! Leur viande satisferait sans doute tous mes critères nutritionnels. Tendre et juteuse ! Un goût raffiné, plein de caractère !" (p.89)
J'ai beaucoup aimé ce court roman, vif et plus profond que Roni veut bien nous le faire croire. J'ai aimé le ton, l'humour, l'écriture libre, moderne (belle traduction d’Étienne Gomez également l'éditeur), la concision, Nuril Basri va au plus direct, ne tergiverse pas dans ce qu'il écrit même si c'est pour dire combien il tergiverse justement dans sa relation avec Eliot.