Jeune fille à l'ouvrage

Yōko Ogawa

Actes Sud

  • Conseillé par
    20 mars 2016

    Jeune fille à l'ouvrage

    J’avais été fascinée par l’écriture de Yoko Ogawa découverte avec Le musée du silence, Amours en marge, Parfum de glace, La piscine… Mais j’ai été tellement déçue par L’hôtel Iris que j’ai cessé de la lire. Je renoue avec cette grande écrivaine japonaise avec un recueil de nouvelles paru chez Actes Sud en 2016 mais écrite il y a une vingtaine d'années : Jeune fille à l’ouvrage, titre du premier récit.
    J’ai retrouvé dans ces nouvelles ce qui fait la spécificité de Yoko Ogawa, cette observation fine, minutieuse qui donne tant d’importance aux détails : ainsi dans le premier récit, dans la description de la jeune fille à l’ouvrage, en train de broder, le narrateur note : « sur le tissu les doigts de la petite fille jouent comme ceux d’un petit animal ; ils font réellement toutes sortes de choses ; démêlent le fil, caressent, et piquent le tissu, tirent sur l’aiguille. »
    On dirait un portrait à la Vermeer, un tableau qui fixe et retient tous les détails d’une scène prise sur le vif et figée dans l’instant.
    C’est à partir de ce souvenir de la brodeuse et de sa boîte à ouvrage rouge que le thème de la mémoire si cher à Yoko Ogawa ressurgit :  le narrateur voyage entre présent et passé, et, tandis que sa mère agonise dans le service des soins palliatifs de l’hôpital, le jeune homme revoit son enfance. Même retour entre passé et présent dans Aria où le narrateur retrouve sa vieille tante pour son anniversaire et se souvient d’elle quand il était enfant. Travail aussi sur la mémoire dans Transit mais la mémoire historique, celle des camps de concentration où les grands parents de la narratrice ont trouvé la mort. Le retour sur les lieux permet de lever les flous de la transmission du souvenir et de prendre conscience de la fragilité et des erreurs la mémoire. Et dans l’univers du nettoyage de la maison, c’est par le récurage de sa maison, par l’effacement des salissures accumulées pendant une trentaine d’années que la maîtresse de maison fait table rase de son passé. Comme si la propreté immaculée pouvait venir à bout des souvenirs et donner un nouveau départ dans la vie.
    La cruauté de la vie est toujours présente mais ce qui domine toujours dans les nouvelles précitées, c’est la nostalgie et la poésie liées au thème de la mémoire et ce qui me frappe, ce sont ces dénouements qui n’en sont pas. Ici pas de chutes qui surprennent et provoquent un choc. Plutôt un lent délitement, une non-fin, les gens se séparent en se disant au revoir, banalement comme dans Transit, Aria ou Jeune fille à l’ouvrage. Il n’y a rien de plus. Tous se dissout dans la banalité quotidienne.  On ne peut réparer le passé, on peut pas agir sur lui.
    Très différentes sont les autres nouvelles, étranges et bizarres. Ce qui brûle au fond de la forêt nous plonge dans un univers fantastique. Elles présentent toutes un mélange de cruauté et de perversité : dans La crise du troisième mardi une toute jeune fille entraînée dans une chambre d’hôtel par un homme âgé est terrassée par une crise d’asthme. Parfois la chute de la nouvelle est violente, dérangeante, tordue, en particulier dans L’encyclopédie ou Morceaux de cake. J’éprouve une certaine répulsion à la lecture de ces dernières nouvelles, sachant, bien entendu, que c’est ce que veut nous faire éprouver l’auteure et qu’elle excelle aussi dans ce genre morbide, aux détails crûment réalistes.
    L’autopsie de la girafe en est un exemple : « Certainement que son cerveau avait été déjà prélevé, et que ses intestins  désinfectés avaient été retirés. Les mains de mon amoureux humides de sang, de fluides corporels et de produits pharmaceutiques devaient les caresser avec précaution. » 
    Mais le style même dans les passages les plus réalistes, les plus durs, révèlent des beautés poétiques comme  cette analogie établie entre la girafe de l’autopsie et les grues.
    « Autour de chaque grue se dressaient un échafaudage de tubes métalliques et de machines aux formes complexes posées de ci de là et qui n’entravaient pas leur fierté et leur dignité. La peinture jaune étincelait, les bras s’étiraient avec grâce, et les câbles qui s’enroulaient autour paraissaient vigoureux. Les trois crochets immobiles dans l’espace ressemblaient à des offrandes spécialement choisies. « 
    Tous ces récits témoignent d’un mal-être, de la banalité ou du non-sens de la vie même dans les rapports amoureux. Et lorsque la passion  existe, elle se révèle cruelle et  dévoyée, elle parasite l'autre (L'encyclopédie) ou le sacrifie (Ce qui brûle au fond de la forêt). Un grand talent. Une vision pessimiste de la vie.