Le cuisinier de Talleyrand, meurtre au congrès de Vienne
EAN13
9782260016335
ISBN
978-2-260-01633-5
Éditeur
Julliard
Date de publication
Nombre de pages
297
Dimensions
22,6 x 14,5 x 2,6 cm
Poids
420 g
Langue
français
Fiches UNIMARC
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Le cuisinier de Talleyrand

meurtre au congrès de Vienne

De

Julliard

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Suffit-il, en géopolitique, de grands stratèges pour décider l'ordre du monde ? Un bon cuisinier peut s'avérer être un redoutable officier de l'ombre...
La première chose que fit le baron Hager fut de humer le vent et prendre la mesure du paysage. Son regard embrassa le vallon, la plaine que l'on apercevait en contrebas, le chemin, les arbres, les grilles pour se fixer sur le palais que l'on devinait derrière les feuillages. Lui non plus ne pouvait s'empêcher de penser que ces murs n'abritaient rien de moins que le fils et l'épouse de Napoléon, hôtes et prisonniers de l'Autriche. Depuis qu'au lendemain du traité de Paris, les puissances alliées avaient désigné Vienne comme lieu du futur congrès où devrait se débattre le sort de l'Europe après la chute de l'Empire français, le ministre n'avait pas la tache facile. Ses services estimaient déjà à près de vingt mille le nombre des arrivées. À la Hofburg, s'étaient installés deux empereurs, deux impératrices, quatre rois, deux princes héritiers, une demi-douzaine d'archiducs, d'archiduchesses et de princes, avec leur entourage d'aides de camp, de chambellans, de dames d'honneur, de pages, de valets et de chambrières. On comptait déjà plus de deux cents diplomates, accrédités par tous les souverains d'Europe, des plus puissants jusqu'aux principicules italiens et allemands, sans compter les ministres et les plénipotentiaires envoyés par les sénats des anciennes villes libres, Dantzig ou Hambourg, par l'épiscopat catholique allemand, par l'ordre de Malte, par celui des Chevaliers teutoniques, par les communautés israélites, les chambres de commerce, les corporations. Chaque délégation entretenait une armée d'espions et d'informateurs et le congrès avait déjà attiré une multitude d'observateurs officieux, d'hommes d'affaires, de solliciteurs, d'artistes en tous genres, d'aventuriers, d'escrocs et de filous, de demi-mondaines et de prostituées. Vienne en quelques semaines, sous l'afflux de ces visiteurs et hôtes de tout acabit, était devenue un cirque, une cour des miracles. Et il lui appartenait à lui, Hager, de contrôler tout ça. Mais Schönbrunn et ses locataires restaient une priorité.
Le regard éteint du ministre vint se poser sur le visage blême de Weylandt.
? Montrez-nous le corps, dit-il.
On s'écarta. Un des policiers souleva le drap que l'on avait jeté sur le cadavre. Siber, qui en avait pourtant vu d'autres, ne put s'empêcher de détourner la tête. Mais le baron resta penché longuement sur l'amas de chair et d'os éclatés. L'homme en noir restait en retrait mais observait par-dessous les bords de son chapeau. C'était à peine si l'on reconnaissait une forme humaine.
? Comment l'a-t-on tué ?
? D'un coup de pistolet, ça c'est sûr, dit Weylandt en avalant sa salive. Après on ne sait plus trop. Le corps a été déshabillé et l'on s'est acharné sur lui avec une pioche ou un pic à glace. Tout a été méticuleusement broyé et éclaté. On a peut-être fini le travail à coups de chaussure.
Hager leva à peine les yeux puis revint au cadavre. La tête était méconnaissable, les yeux crevés, la chair des joues et de la bouche arrachée de l'os. On devinait à peine le crâne et le trou de la balle au milieu du front fracassé. Du bout de sa canne, il fouilla entre les chairs et les viscères.
? Qui est-ce ?
? Impossible de le savoir, Excellence. On a tout fait pour qu'il soit impossible de l'identifier.
? Les vêtements ?
? Brûlés, monsieur le baron. C'est le petit tas près de l'arbre, là-bas.
L'homme au chapeau noir était déjà occupé à examiner les cendres. Il avait ôté son gant et ramassait des lambeaux de tissus préservés du feu. D'un pas lourd, le ministre et le directeur le rejoignirent.
? Votre opinion, Vladeski ? demanda Siber d'une voix enrouée.
Les bords du chapeau noir se relevèrent avec une certaine lenteur, dévoilant la mâchoire un peu forte, la peau mâte. Bien que Siber y fût habitué, il fut de nouveau surpris par la clarté des yeux qui se posaient sur lui. Janez Vladeski, d'une main longue et fine, se caressa le menton puis remit soigneusement son gant.
? Il n'y a aucunetrace de sang sur les restes de vêtements. Les choses n'ont pu se passer que de la façon suivante : l'homme a été tué par le coup de pistolet. On l'a déshabillé et l'on a brûlé ses habits. Puis on est revenu vers le cadavre et l'on s'est acharné sur lui à coups de pioche ou d'un outil du même acabit.
Hager et Siber approuvèrent de la tête et ils se regardèrent en silence. C'était pire qu'ils ne l'avaient pensé. L'espoir d'un simple crime de rôdeur se dissipait. On avait tué ici avec un mélange étonnant de furie et de sang-froid. D'un côté, l'assassin s'était défoulé sur un homme déjà mort avec une rare violence, une sauvagerie qui ne pouvait être le fait que d'un être qui n'avait pu se contrôler. Mais d'un autre côté, la froide organisation du crime impressionnait. L'homme qui avait fait cela avait tout de même pris le temps de déshabiller sa victime, de mettre en tas ses habits, de les brûler. Et il avait pris le risque de cette mise en scène à moins d'une lieue des grilles d'un palais surveillé comme jamais, où patrouillaient sans cesse des hommes armés.
? On a retrouvé ceci, glissa Weylandt. C'était dans les fourrés, juste avant le virage.
Il fit signe à l'un de ses hommes d'avancer et le policier déposa avec de grandes précautions entre le directeur et le baron Hager une sorte de tour métallique. C'était un ensemble de cinq gamelles fermées, s'emboîtant les unes dans les autres et reliées entre elles par une double chaîne courant le long de leurs parois par des crochets. Sur un regard d'Hager, Janez Vladeski se saisit de l'objet et l'examina sous toutes les coutures. Il n'y avait aucune marque ou poinçon.
? Avez-vous ouvert ? demanda Hager à Weylandt.
? Non. J'ai préféré vous attendre.
? Vous avez bien fait.
Sur un nouveau signe du ministre, Janez fit jouer le crochet qui fermait le couvercle de la première gamelle. Elle était presque vide. Des morceaux de quelque chose flottaient dans une sauce brune. Une odeur lointaine de vin cuit, plutôt agréable au nez, flotta dans l'air.
? Goûtez !, murmura le baron à son directeur.
Siber s'exécuta. Il ramassa un morceau avec les doigts, s'en servit pour attraper un peu de sauce comme il l'aurait fait avec un morceau de pain et porta le tout à sa bouche. Il mâcha les yeux à demi-fermés, en se concentrant.
De l'anguille en matelote, dit-il d'un ton catégorique. Cuite dans du très bon vin. Et c'est encore tiède.
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